
Corps repliés, corps déployés: M
M.arrive en ce début d’après midi. Son pas est lourd, ses épaules sont lasses et rentrent en dedans, sa tête semble peser une tonne et ses yeux suivent le sol comme pour être sûre qu’elle ne tombera pas. Elle tente un regard vers moi, chuchote un « bonjour » et d’un coup, elle réalise.
Elle réalise sa présence, le pourquoi de sa venue et, sans pour autant redresser son corps, son visage me fait face et ses lèvres émettent un « Non, là, vraiment Clémentine, j’ai pas du tout envie. Je vais pas y arriver, je me sens lourde, je sais même pas pourquoi je suis venue ! ».
La lassitude qui l’habillait laisse place à une conviction à laquelle je pourrais moi même croire. Tout son corps se tend, son visage se crispe et retrouve ses tiques de la nervosité. M. tente de me convaincre un peu plus dans un bégaiement qui caractérise ces moments si particulier.
M. va commencer son atelier d’expression corporelle.
On se voit tous les 15j depuis plus d’un an, et, depuis plus d’un an, M. me dit combien elle n’a pas envie et qu’elle ne sait vraiment pas pourquoi elle est là. Je souris. Je lui souris et m’approche d’elle. Je pose mes mains sur ses épaules, y exerce une pression avec mes pouces pour dénouer ses petits muscles que je sens si tendus. Mes yeux rencontrent enfin les siens et je la crois : venir lui a demandé un effort considérable.
Même si le cours a lieu l’après midi, cela suppose un levé obligatoire et plus tôt que prévu. M. se connaît bien. Elle se connaît parfaitement et sait le temps que cela lui prendra de se sentir capable de sortir de chez elle.
Il faut d’abord qu’elle se prépare et se lève et ça et juste ça, c’est compliqué. Sortir de son état cotonneux, ressaisir son corps endolori par les médicaments, ce traitement si lourd lorsqu’on est schizophrène. Revenir malgré soi à cette réalité que l’on cherche à fuir coûte que coûte. « Elles me fatiguent en ce moment si tu savais ! J’en peux plus de ces voix Clémentine et en même temps, elles me font bien rire ! »
M. finit toujours par accepter ce nouveau jour qui s’annonce, mais aujourd’hui, elle doit retourner à la clinique pour son cours d’expression corporelle. Fait chier !
Elle a prévu le coup et ainsi, elle passera les 2 prochaines heures qui lui restent avant de prendre son bus à vérifier. Oui, vérifier. Vérifier que les cigarettes dans le cendrier sont bien éteintes, vérifier le gaz, vérifier que les fenêtres sont bien fermées, vérifier que les cigarettes dans le cendrier sont bien éteintes, vérifier le gaz, vérifier que les fenêtres sont bien fermées, vérifier l’arrivée d’eau, vérifier que les cigarettes dans le cendrier sont bien éteintes, vérifier le gaz, vérifier que les fenêtres sont bien fermées, vérifier l’arrivée d’eau, vérifier que les cigarettes dans le cendrier sont bien éteintes, finalement sortir le cendrier, vérifier le gaz, vérifier, vérifier, vérifier.
Quand elle sort enfin, elle ne peut s’empêcher de revenir chez elle et recommence à vérifier tout ce qu’elle a déjà vérifié.
M. arrive à son cours d’expression corporelle et M. n’a plus envie, elle est épuisée, ce triste jeu l’a éreinté et encore plus la conscience qu’elle en a. « Non, c’est vrai. Aujourd’hui j’ai vraiment pas envie. »
Nous rentrons dans la salle. Chacune se prépare et se retrouve vite sur les tatamis. M.n’est pas là. Comme tous les lundis, elle s’est éclipsée dans les toilettes. Elle revient dans la salle en soufflant, on sent dans son corps un agacement, ses membres semblent plus alertes mais un tantinet agacés.
J’expose le déroulé de notre atelier aux autres participantes.
M. ne nous quitte pas des yeux et on y lit effectivement cette interrogation journalière qui dit : « mais qu’est ce que je fouts là ? ». Comme tous les lundis, M. sort son sandwich acheté au coin d’une rue. Elle commence à le manger sans s’affoler du cours qui commence. Puis, dans un temps que seule M. connaît, son sandwich est avalé, digéré et M. est déjà avec nous sur les tatamis.
Son corps replié n’est plus. A présent il dit le combat qu’il va livrer, tel celui d’un boxer montant sur le ring. On sent une lutte mais pas une résistance. On sent une lutte, celle des combats qu’on se livre à soi même et aussi un « ok, je suis prête » mais ses yeux disent toujours la même chose…
L’échauffement est le moment le plus important, celui où je ne dois pas me louper. Soit je capte leur attention et les amène dans ces sphères insoupçonnées que le mouvement peut créer, soit je m’enlise avec elle dans ces yeux qui disent « qu’est ce que je fouts là ?».
On se concentre sur la respiration, on essaie un relâchement du corps dans sa globalité, on l’étire, on le masse, on le réaligne ; on se reconnecte à lui et on se souvient de sa présence.
Parfois, l’effet est immédiat et M.se remémore très vite le pourquoi de sa présence et s’en réjouit. Parfois, c’est un recentrage qui demande trop d’effort et tout ce bruit en elle l’agace plus que ça ne l’apaise. M. sort donc du groupe, s’assoit sur le banc et nous interroge avec ses yeux. Pourtant, le combat qu’elle semble se livrer à elle même, la pousse toujours à réinvestir le groupe et donc son corps.
L’univers musical a souvent eu raison de M.
Il la transporte.
Entre lutte et effort son corps esquisse des formes. Celles qu’il a l’habitude de faire dans un premier temps.
Cette autorisation nous permet à nous aussi de respirer, nous pouvons voyager toutes ensemble.
Vient alors le moment du laisser faire. Ce moment si particulier où notre tête ne gouverne plus les corps. Le corps a repris ses droits, les mots s’écrasent.
M. danse.
M. danse et ne pense plus.
Les mouvements s’enchaînent librement et sortent parfois par a-coup ; c’est son âme qui danse, son corps qui a (re)pris les rênes.
Quand la musique s’arrête, M. sourit.
Son buste s’est redressé, ses épaules se sont ouvertes, elle semble plus grande en taille. La peau de son visage est détendu, coloré, vivante et surtout, les yeux de M. ne disent plus la même chose.
M. est fière, M. ne veut plus s’arrêter.
La magie s’est opérée et elle est comme toujours, insaisissable.
Seuls les corps et les visages témoignent de ce changement radical.
Je me fais une promesse de partager un jour l’impact formidable du mouvement et me répète combien il serait merveilleux de photographier les corps avant et après la pratique.
Oui.
Nous clôturons la séance par un temps de relaxation ou de massage.
Les barrières sont tombées, le toucher n’apparaît plus comme inaccessible, le mouvement nous laisse entrevoir tous les possibles.
On a crée de l’espace à l’intérieur de nos corps endoloris, on sent cette douce énergie circuler librement et nos petites voix prennent moins de place qu’il y a une heure.
Du coup, les langues se délient, nous mettons plus aisément des mots sur nos maux, nous nous permettons des blagues et nous nous étonnons sans cesse de tout ce que ce corps a bien pu faire.
M.ne cesse de répéter des « c’est déjà fini !? » et, entre deux éclats de rire, nous dit combien ça lui a fait du bien.
M. repart.
M repart et je me souviens, un peu plus à chaque fois de cette expérience formidable que nous éprouvons ; Cette expérience du corps replié au corps déployé.
Merci M.