Image: C. pendant son cours de danse hebdomadaire….
Aujourd’hui, c’est mon 1° cours avec C.
Comme souvent à cet endroit, je ressens une gêne, un malaise. L’incertitude des 1° fois génère dans mon corps une agitation désagréable, les « Et si » se bousculent dans ma tête et ouvrent les portes sur tous les scénarios catastrophes possibles.
Si j’ai bien préparé mon cours, j’ai toujours peur que cela ne suffise pas.
Je remets en doute ma capacité à savoir m’adapter, à saisir l’insaisissable, ce qui ne rentre pas dans les cases, ce qui émane de tout un chacun, à m’engouffrer dans un tourbillon de maux qui n’est pas le mien.
« Et si »…
Avec le temps et l’expérience, j’ai appris à connaître et reconnaître le fonctionnement de la « machine », à saisir la particularité propre à telle ou telle maladie, j’ai accumulé les « petits plus » qui fonctionnent particulièrement avec tels ou tels corps abîmés, à me faire une mallette « prête à l’emploi » qui saura être là pour mes 1°fois fragiles, une mallette pour les « Et si »…
Mais cela ne suffit pas, le doute est là et mon corps y réagit fortement.
Je sais aussi que le déroulé de mes séances, leurs contenus et la couleur qu’elles prendront, dépendent de cette première fois. C’est la rencontre en elle même plus que les corps qui sera décisive.
Et aujourd’hui, c’est mon 1° cours avec C.
Et plus que jamais, j’ai peur de ne savoir capter cet impalpable justement.
C. a 20 ans. Elle est polyhandicapée et ne parle pas.
Saurais-je entrer dans son univers ? Acceptera t-elle de découvrir le mien ? Quels sont les possibles offerts par son corps ? « Et si »….
Je la découvre sur son fauteuil, tranquillement installée mais un brin agitée. Tout est nouveau. L’endroit, mon odeur, le son de ma voix. Elle ne me regarde pas, ses bras sont repliés sur son ventre, ses doigts crispés en dedans mais je ne sens pas à priori de réticence à sa présence ou à la mienne.
Nous prenons le temps avec sa maman d’échanger sur leurs attentes, les gestes à éviter s’il y en a, les comportements à adopter en cas de malaise ou de crises d’épilepsies, ce que C. aime particulièrement et ce qu’elle n’aime pas…
C’est une formalité nécessaire. Nous avons tous besoin de cet échange.
Je suis admirative. Sa maman a un discours plein de promesses et ses mots ne cherchent pas à enfermer C. dans ses incapacités. Les « Il faut » ou « il ne faut pas » m’ont par le passé déstabilisé. A présent, j’observe que la danse sait opérer ce petit rien qui permet tout à nouveau. Un toucher, une parole, une caresse, une larme….comme si la danse nous permettait de sortir du cadre, comme si la danse était le sas de tous les possibles.
Je demande à sa maman de nous laisser seules pour cette dernière demi heure.
Nous nous rencontrons C. et moi, dans le silence de nos deux corps qui ne se connaissent pas et qui déjà se cherchent. Je mets une musique relaxante et cherche un contact physique avec C. Je crois profondément qu’un mouvement n’est possible que si le corps est disponible donc relâché. Je la masse, tout en lui parlant et en lui expliquant pourquoi je fais tout ça. Son corps se détend, ses membres se délient enfin, subrepticement. C’est une détente fugace car très vite les tensions musculaires reprennent le dessus et C. se replie sur elle même. Son corps reprend sa structure qu’il connaît et n’est que tension. Dans ce temps là, les mouvements volontaires semblent inexistants, les actions d’attraper, repousser, lancer, poser ne vont pas de soi.
Je me dois donc de créer cet espace où C. acceptera le laisser faire, où le corps de C. sera suffisamment malléable pour épouser les mouvements que je propose.
Je suis émerveillée par cette première demi heure car j’entraperçois déjà les codes possibles entre nous deux. C. sait me dire ce qu’elle apprécie ; Elle le manifeste par un sourire, un muscle relâché, un regard franc posé sur moi. A l’inverse, je peux saisir lorsque cela ne lui convient pas ; Si la musique ou un exercice en particulier la dérangent, elle me donne de suite les signes de son inconfort.
Le corps de C. est un bloc, une prison, une carapace, une enveloppe, une protection. Il est ce visible qui sépare et provoque tant de transferts. Il est cet obstacle garant de nos fausses croyances. Il est preuve du vivant et du vibrant en nous, notre position au monde, notre être là. Il est sensation et fera naître les émotions de C., que seule C. connaît. Mes interprétations sont et seront subjectives et ça soulève à nouveau mes angoisses de mal faire. La parole valide usuellement. Oui, les mots ont une vertus rassurantes. Je le réalise un peu plus.
Ici, je m’en réfère à C. et à ce que j’en aperçois à travers mes codes, mon intuition, aux retours de sa maman qui la connaît si bien.
Avec le temps….
Avec le temps, je prends conscience de mon ignorance.
Avec le temps, je mesure combien les mots peuvent être des murs et combien ils peuvent nous enfermer en nous empêchant de faire.
Avec le temps, ma connexion à C. est un apprentissage incessant et une déconstruction nécessaire et permanente.
Avec le temps, C. se déploie.
Oui, C. se déploie et m’offre un peu plus chaque vendredi, ici l’ouverture d’un membre, ici le lâcher d’une articulation.
C. m’apprend à lire. C. m’apprend à agir et réagir au silence et au plein que nous créons.
C. accepte mes touchers, mes palpations, mes massages, mes tapotements.
C saisit ma main. C. cherche les formes de mon visage. C. sourit et rit lorsque nous dansons, lorsque nous allons vite avec son fauteuil. C. a ouvert en grand ses deux bras. C. a calé son visage contre le mien le temps d’une valse.
A présent je sais les musiques qui l’animent et je sais aussi les musiques qui la touchent. Et C. ne cesse de me remplir, de me questionner sur ma pratique, de remettre en question ce que je crois être des certitudes.
C’est une douce leçon de vie. C. m’interroge.
Les mots me manquent pour décrire ce que je ressens dans toute cette nouveauté, dans toute cette beauté. Je n’en ai pas qui puissent la rendre telle que je peux la vivre. Mettre des mots sur un dialogue sans paroles…De corps à corps et d’âme à âme…